L’atmosphère japonisante de la résidence californienne des Eames, la tendance industrielle de la maison de verre de Pierre Chareau… le beau livre « Décoration » donne à voir 400 intérieurs qui ont marqué l’histoire de la discipline.
La décoration d’intérieur peut-elle être racontée, classée, figée comme l’est depuis longtemps l’architecture dans de nombreux ouvrages, devenus au fil du temps des classiques ? Pas si sûr. Mettre en exergue les plus beaux intérieurs du siècle, comme le fait l’éditeur Phaidon dans son nouveau livre Décoration (448 pages, 69,95 euros), a pourtant tout d’une idée simple et évidente. La demeure minimaliste du décorateur britannique Terence Conran, le Bar sous le toit tout en métal de la Française Charlotte Perriand ou encore la maison familiale haute en couleur du Danois Verner Panton font partie de ces intérieurs incontournables.
« La décoration d’intérieur, à la différence de l’architecture, n’est pas chasse gardée. » William Norwich, journaliste de mode et de design
Pourtant, l’architecture d’intérieur reste sous-exposée, comme l’explique l’éditeurdu livre, William Norwich, journaliste de mode et de design pour Vogue et le New York Times : « Les architectes ont longtemps porté un regard condescendant sur la décoration. Les intérieurs font d’abord appel aux émotions donc cela a peut-être donné l’impression qu’ils étaient plus éphémères, donc plus insaisissables. »
Réunir toutes ces images a d’ailleurs été une gageure, « plusieurs de ces décors mythiques n’existant hélas plus réellement aujourd’hui ; sans compter que toutes les photos trouvées n’étaient pas non plus publiables », rappelle-t-il. Des traces d’une époque que l’on aurait pourtant bien voulu conserver. Comme cet intérieur de l’Américaine Elsie de Wolfe – considérée comme la première décoratrice – réalisé dans les années 1910-1920 pour un industriel et collectionneur d’art, Henry Clay Frick, résidant sur la Ve Avenue à New York, en grande partie disparu.
Un vieux cliché en noir et blanc montre comment, avec son style épuré et novateur, Elsie de Wolfe va rendre surannés les lourdes draperies et le mobilier sombre de la mode victorienne pour se rapprocher de nos futurs intérieurs modernes. « Aujourd’hui, nous faisons comme si le design et la décoration d’intérieur existaient depuis toujours. En réalité, ces deux activités ne sont devenues peu à peu des disciplines autonomes qu’à partir du XIXe siècle. Auparavant, il était rarissime de créer un intérieur indépendamment de son enveloppe architecturale. Découlera ensuite seulement de cette période la notion de confort et d’intimité dans l’espace domestique », souligne Graeme Brooker, directeur du département de design d’intérieur du Royal College of Art de Londres.
Eclectisme et sur mesure
Quatre cents intérieurs, depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui, ont été sélectionnés par William Norwich – qui évoque déjà une suite possible à l’ouvrage –, dont beaucoup en France ou réalisés par des décorateurs et designers français. On y retrouve des grands noms comme ceux de Pierre Chareau avec sa maison de verre, chef-d’œuvre construit en 1932 qui donnera les premiers accents industriels aux intérieurs, mais aussi Andrée Putman, Jacques Grange, Jacques Garcia… A ceux-là se greffe aussi une sélection très contemporaine, comme cet intérieur marocain conçu par le Studio KO ou un appartement de l’avenue Montaigne par Joseph Dirand. On (re)découvre aussi la très belle maison provençale du domaine du Muy pour laquelle India Mahdavi a conçu des meubles sur mesure comme la table Sunshine, les chaises Cap-Martin et un dallage géométrique spécifique qui devient jeu d’optique.
Autre temple de la « décoration » auquel l’ouvrage consacre une large part, la Californie. Notamment à travers les intérieurs issus du programme d’après-guerre des Case Study Houses lancé par le magazine Arts & Architecture. Des architectes comme Richard Neutra, Eero Saarinen ou Craig Ellwood ont à l’époque redessiné le paysage de Los Angeles et les intérieurs des maisons modernes, définissant un nouveau style de vie californien. C’est le cas, entre autres, de l’expérimentale résidence-atelier des Eames dans le quartier de Pacific Palisades, aussi fonctionnelle qu’élégante avec ses airs japonisants (elle se visite entièrement moyennant 250 euros).
Ses maisons-prototypes revivent aujourd’hui aussi grâce à l’intérêt de décorateurs contemporains pour les années 1950. Au fil des pages de Décoration, on pénètre chez le designer David Netto, qui s’est installé dans une vaste maison en verre construite justement à l’origine par Richard Neutra en 1959 et qui surplombe le réservoir d’eau de Silver Lake. Dans le salon, le décorateur a disposé des meubles emblématiques des années 1950 telles une reproduction du divan de Mies van der Rohe et des chaises PK22 dessinées par Poul Kjærholm en 1957, simples et élégantes, sur un tapis neutre. Autre exemple contemporain californien présenté dans l’ouvrage, celui réalisé par The Archers, une agence de « designers, architectes, artistes et cinéphiles » de Los Angeles. En 2017, de nouveau à Silver Lake, ils ont imaginé pour un couple de cinéastes un décor parfois éclectique (escalier en spirale de métal jaune canari), où les objets rapportés de voyages par les propriétaires côtoient des créations contemporaines et des meubles réalisés sur mesure.
Au-delà des univers créés par les professionnels de la décoration, l’architecture d’intérieur a aussi été marquée par les maisons de certains couturiers, artistes, stars de cinéma ou icônes de mode. « La preuve que la décoration d’intérieur, encore à la différence de l’architecture, n’est pas chasse gardée », insiste William Norwich. Parmi les lieux les plus remarquables se trouvent les demeures de Pierre Cardin, Karl Lagerfeld, Pierre Bergé, Gianni Versace, Coco Chanel, Gilbert & George ou Pablo Picasso. Autre visionnaire, le créateur de mode et couturier parisien Jacques Doucet, qui, en 1913, découvrant le travail de la designer et architecte irlandaise Eileen Gray, lui commande des meubles sur mesure dont la célèbre table Lotus d’inspiration égyptienne. Les meubles jaune soleil et les murs bleu cobalt de la Casa Azul de l’artiste mexicaine Frida Kahlo (devenue un musée) rappellent aussi à quel point ces intérieurs ont également influencé toute la grammaire esthétique de la décoration.
L’obsession du bon goût
Reste une question-clé : qu’est-ce qui fait un bel intérieur ? Où le bon goût s’arrête-t-il pour devenir mauvais ? La faute, le dérapage sont si vite arrivés en matière de design. Billy Baldwin, célèbre décorateur américain des années 1960-1970, avait, lui, une réponse-manifeste à ce débat : « La meilleure décoration, c’est une pièce remplie de livres » ; son appartement new-yorkais avait bien l’aspect d’une « bibliothèque habitable ». D’autres designers ont, à l’inverse, cultivé cette obsession du bon goût à outrance avec des préceptes précis : « Une bonne lumière, un bureau où rien ne manque, des tables de chevet où les objets sont à la portée de la main… », écrivait déjà Elsie de Wolfe dès 1913, dans son livre The House in Good Taste.
« Elle a ainsi créé, pour quiconque manquait de confiance en son statut social, la crainte qu’un intérieur puisse être jugé de mauvais goût. La créatrice aimait particulièrement l’expression “de référence”, ainsi que le terme “pertinence”, dont raffolent les décorateurs. Il est malheureusement souvent associé à l’idée de justesse, d’exactitude. Pour moi, “pertinence” ne signifie pas seulement justesse, mais également genius loci : l’esprit qui protège et enveloppe un lieu. Lorsqu’on est en accord avec cet esprit, lorsqu’on apprend à le trouver, la décoration d’un intérieur trouve alors sa raison d’être », explique pour sa part Carolina Irving, créatrice de textiles installée à Paris.
Dans Décoration, l’architecte d’intérieur américain David Netto évoque aussi une autre fragilité du design, sa « nostalgie générationnelle », qui plonge la discipline dans un cycle infernal de recommencement : « La bonne nouvelle, c’est que, s’il y a quelque chose que l’on déteste dans le design, et cela depuis longtemps, on a toutes les chances d’assister à son retour, et donc de pouvoir réviser son opinion. Dans la décoration, le temps s’écoulant entre l’apparition d’un objet et son retour en grâce est pratiquement le même que dans la musique et la mode, soit environ trente ans. » Quel sera l’héritage « décoratif » des années 2010 ? Réponse dans trente ans.